Photo en une : Une partie de la gang du centre Le Vallon (avec un petit invité du primaire)
Plier bagage
J’étais content de changer d’air, de ne plus penser à ce climat politique pourri et à l’orgie de consommation généralisée qui approchait. Deuil de projets, plans qui stagnent, prises de têtes entre mes petites voix internes, bref, tout un tas de patentes qui font du bruit mais moins de dommages qu’une mine antipersonnel. Et puis, il y a eu cet appel. Quelqu’un me prenant pour cet illustrateur de BD jeunesse, «Alex A», un gentil millénial avec, évidemment, une tuque vissée sur la coquille. Ce garçon, malgré son jeune âge, a publié une trôlée de BD apolitiques, inoffensives et fluorescentes, bref, dans l’air du temps. Vous direz que je suis aigri et que j’ai qu’à en faire, moi aussi, du «gentil». Pas si simple, que je je vous répondrai. Et de toute façon, là n’est pas la question puisque je voulais vous causer de mon séjour à Papineauville. Plus précisément au centre Le Vallon, une école pour les adultes. Et justement, là-bas, c’est pas d’un Tintin de supermarché qu’on voulait. Il fallait un artiste qui colle avec le réel, lequel, par définition, n’est pas aseptisé. Des profils pertinents? Bourlingueur, boulimique de bouquins, cancre reconstruit, extra-terrestre célébrant l’absurdité cosmique, adepte d’humour acide, escogriffe n’ayant jamais vraiment quitté l’école bien qu’il l’eut, autrefois, exécré. C’est tout moi. Ce fut donc la première étape de ma tournée d’artiste invité dans les écoles et autres organismes qui n’en sont pas.
Bien que la description de mon profil sur le Répertoire des artistes à l’école ne fasse allusion qu’à mon menu pour les petits, ce n’était pas la première fois que j’intervenais auprès de jeunes adultes. Au Bas-Saint-Laurent, avec UTIL (Unité Théâtrale d’intervention locale), j’avais eu l’occasion d’œuvrer auprès de ceux que nous appelons dans le milieu de l’art communautaire, les artistes-citoyens. Je me suis aussi quelque fois retrouvé dans des écoles secondaires, en formule conférence, à parler de dessins éditoriaux et satiriques (le genre de «produit» dur à placer dans un marché québécois saturé et moumoune). Mais là, au centre Le Vallon, c’était autre chose. Contrairement aux chantiers multi-dimensionnels que j’ai mené avec UTIL où les arts visuels côtoyaient le théâtre, c’était le dessin, dans une perspective collective, qui était au centre du projet.
Planter le décor – Le Vallon
Donc, je suis débarqué là-bas, en Outaouais. Non pas, comme à l’habitude, dans un de ces hôtels-restos miteux dont les moquettes disposent d’écosystèmes à faire pâlir de jalousie le Costa Rica; mais chez Nadia et sa petite famille, dans un fort joli bled appelé Saint-André-Avellin. Mon hôtesse, Nadia, celle qui m’a repéré dans le lot des dessinateurs québécois, est une personnalité lumineuse, à l’âme d’artiste et au vécu bien pimenté. Elle est devenue une partenaire «solaire» avec laquelle j’étais en totale symbiose. Nous nous apprêtions alors à être engloutis dans un tourbillon qui devait nous garder sur la coche pendant trois jours et trois nuits. Mais pour le moment, après mes heures de route, faut dire que l’accueil de la marmaille rentrait au poste. Je devais assurer! C’est qu’ils l’attendaient le dessinateur Pistolois. Fallait leur donner un truc à ronger à ces quatre petits curieux. Quelques gribouilles et une mini-table lumineuse m’ont permis de m’en extirper pour faire connaissance de Pascal, le conjoint de Nadia. Avec celui-là, le chum, ça collait au poil. Chasseur, il était aussi friand de mes histoires d’igunak et de cipaille à la marmotte que je ne l’étais de ses récits de dindes sauvages et d’ébénisterie.
Le Vallon, c’est le genre d’établissement qu’on associe systématiquement aux «décrocheurs» (les guillemets ne sont pas anodins). J’y plongeais donc, fort de mon petit bagage, étant moi même aussi passé par ce genre de boîte. Je ne veux pas vous saouler avec mon usage du premier pronom personnel, mais quand même, en pareilles circonstances, ça se souligne. Car c’est aux «adultes», à Vanier (Québec), que j’ai appris à bosser et à ne plus trop douter de mes capacités. Tout ça, malgré tous les pronostics obscurs qu’avaient dressé à mon endroit nombre de conseillers en orientation. Il y a un travail monstre qui se joue dans ces boites, je vous jure. Les élèves qu’on trouve en ces lieux sont à l’image de l’humanité. Parfois paumés, égratignés ou naufragés d’histoires pas toujours roses. Mais pas tous, bien sûr. Pour certains, «les adultes», c’est une p’tite bifurcation, sans plus. D’autres témoignent qu’on ne naît pas tous dans les meilleures circonstances. La loterie de la vie quoi! Toujours est-il que lorsque les passages cloutés de la vie n’ont pas eu raison de toi et que t’as le cran de retourner sur les bancs de l’école, ton courage mérite d’être applaudi. Et c’est peu de le dire. Pas besoin que ta face ne se retrouve étalée sur la une d’Écho-vedette (qui, de toute façon, n’en a que pour les insignifiances).
Avant le décollage : un mot sur les mots
Aujourd’hui, ils sont nombreux dans le milieu de l’éducation, à qualifier les élèves de «clientèle». À force de matraquage, le langage capitaliste s’est immiscé jusqu’au tréfonds de nos consonnes. Même la population carcérale est aujourd’hui qualifiée de clientèle! À chaque fois, je sursaute quand j’entends les mots «clientèle», pour «élèves» et «produit» pour «cours». Heureusement, il arrive encore que cette implacable dérive ne ploie pas sous le poids du sens des mots. À Le Vallon, j’ai sursauté, puis me suis rapidement calmé le pompon. Car, lorsqu’une démarche pédagogique vise à consolider un sentiment d’appartenance (déjà fort) au sein d’une école en misant sur la solidarité et la coopération via les arts, je me fous du vocable. L’essentiel, on le lit dans les yeux brillants de ceux qui portent la baraque, la vision, les projets. Nous étions à des années lumière de la logique de l’écrémage solaire et de ses parcours «particuliers» qui nous chient des chapelets de castes sociales bien étanches.
C’est parti…
Au départ du projet, j’avais déjà un bon portrait de la gang grâce à Nadia. Les présentations faites, on a commencé par se dégourdir en crayonnant un coup ensemble. La méthode «des patates», le jeu de la chimère, celui du barbouillage à récupérer, puis un petit cours de dessin. J’ai fait circuler quelques bouquins d’illustrateurs divers, pour que soit captée une chose essentielle : un bon dessin n’en est pas forcément un complexe. Entre le musculeux Capitaine America et le Gros Dégueulasse de Reiser, j’opte sans hésiter pour le second. Moi, les histoires de bons pis de méchants, tous nantis de deltoïdes hypertrophiés, même s’ils sont techniquement épatants, j’en ai rien à cirer. Les dessins tout croches, ceux qui tremblotent, sont souvent ceux qui propagent le rire. Ils sont empreints d’humanité, ils transpirent la personnalité de leur créateur. Pas besoin de s’arracher l’encéphale pour pondre le Chat de Geluck, il suffit de le planter – quelques cercles, deux triangles, quelques coups de crayons – dans une bonne idée.
Tous les participants, esquisses sous le coude, se sont ensuite lancés au crayon sur les murs et les casiers. Aucun thème n’était imposé, il s’agissait, pour chaque chacun, d’insuffler une direction personnelle à ce qui était appelé à devenir une œuvre collective. On démarre mieux quand on est dans notre bulle, sur quelque chose qui nous plaît d’office. Quelques thèmes se sont invités : des poissons, des yeux, des circuits électriques (qui m’ont semblé partir d’une réflexion sur le transhumanisme), des mécanismes, des chats, des fleurs de lys, des personnages de dessins animés, des silhouettes, des petits motifs répétitifs et quelques touches sinistres à tendance gothiques. Comme un grand maringouin, je gravitais d’un bord pis de l’autre en garochant des suggestions et des conseils techniques, alors que Nadia jonglait vaillamment avec des questions de logistique, tout en distribuant, elle aussi, quelques tuyaux. La première journée, c’était chacun pour soi, on se débourrait.
Puis, débarquèrent les marqueurs Posca. De toutes les tailles et de toutes les couleurs. Leurs pigments commencèrent à exploser sur les pupilles. La dimension collective du projet cheminait dans les esprits. Nous devions sortir de nos bulles respectives et agglutiner nos œuvres qui, pour l’instant, étaient confinées en zones éparses. Lier les œuvres et en orchestrer la fusion, c’est justement ce que Frank Zappa appelait la continuité conceptuelle, un principe qu’il appliquait à son œuvre colossale et éclectique. Nadia et moi devions crinquer les troupes, repérer les dimensions à exploiter, encourager la folie créative, favoriser le mariage et la perméabilité des idées. L’individualisme se mit à perdre du terrain. Les égos se diluaient. Le travail des autres interpellait d’avantage tout un chacun. Nous devenions des partenaires et la tribu prenait forme, lentement mais sûrement. L’effort exigé en ce sens était variable selon les participants et ils ne furent que deux à ne pas poursuivre l’aventure jusqu’à son éclatante conclusion. Autour de nous, plusieurs élèves non inscrits, témoins de notre déferlement de créativité, regrettaient déjà de ne pas avoir pris le train fou qui nous emportait.
Le lendemain, mon ultime journée parmi ces lascars, était teinté par l’urgence de boucler l’essentiel de nos fresques avant que je ne me pousse. Productifs comme des bêtes, nous progressions en situation de grande proximité. Le couloir était étroit et il y avait de la circulation. C’est pas des farces, à ce stade, on se reconnaissait quasiment à l’odeur. Les participants rechignaient à prendre leurs pauses, endurant parfois des postures d’acrobates jusqu’à l’épuisement. Tranquillement, les poissons ont migré jusque dans les arbres, les circuits électriques ont formé des vagues, les chats se sont vu pousser des nageoires, des yeux se sont ouverts ça et là, des giclées de fluide de zombie ont essaimé, des motifs multicolores, des panaches, des bambous, des lys et des hibiscus se sont invités un peu partout. Chat psychédélique les yeux ancrés dans ceux d’un serpent, tentacules de pieuvre, méduse, sous-marin jaune, clé à molette à tête de requin, carpes asiatiques empreintes de douceur, engrenages, hippocampe mécanisé, espadon bipède, séquences cinématographiques stylisées, totem animalier, Titeuf et Bart cyclopéens, contrastes fulgurants, éléments mignons côtoyant du sordide… Les élèves du Centre Le Vallon se sont déchaînés trois jours durant et par la même occasion, ont conquis mon palpitant. Avec le recul, bien que cela n’ait pas été prémédité, j’ai l’impression que nous avions vécu une sorte de rituel de passage…
Je ne sais pas combien de temps tiendront les instantanés de folie et d’encre qu’ont produit cette joyeuse bande. Mais pour sûr, il y a des trucs qui ne s’effaceront pas de sitôt : l’intensité de cette expérience humaine, ce glissement de la sphère individuelle vers l’esprit collectif, les liens qui se sont tissés et le recul que certains auront pu prendre sur eux-même. Alors que les rapports humains s’érodent irrésistiblement dans des circuits de silicium et que, servilement, l’humanité se laisse, chaque jour un peu plus, cartographier le cerveau par Google, Facebook, Amazon, Apple et Cie, c’est plutôt sain de replonger dans les fondements de ce que nous sommes. Non pas des «consommateurs», mais des êtres sociaux n’ayant pas forcément été modelé par l’évolution, des millénaires durant, pour échanger mécaniquement par écrans interposés. Il y a des codes biologiques qu’on se plaît à redécouvrir ne serait-ce que parce qu’ils nous permettent de saisir le temps qui passe inexorablement et, par conséquent, de nous sentir vivants.
En ces temps où la gauche, phagocytée par l’économisme ambiant, patauge dans de petits débats sociétaux d’un atterrant simplisme et à des années lumières des milieux populaires, c’est de l’or d’être témoin d’une telle expérience. Décidément, au centre Le Vallon, moi aussi j’ai fait le plein d’humanité, du moins, de ce qu’elle a de meilleur à offrir. Et j’ai fini par quitter les lieux en larmoyant comme une Madeleine. Je peux vous affirmer qu’alors que je poursuivais mon périple vers Val d’Or, loin de tous ces nouveaux potes, je me sentais bien seul dans mon char…
Aprilus
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